Excursion en montagne [Shana]

Je ronchonnais. Ho oui que je ronchonnais. Cette satanée brebis s'était encore enfuie du troupeau. Et évidemment, c'était encore à moi d'aller la chercher. Zaltana connaissait mon handicap, mais voulait m'endurcir et me rendre responsable. C'était à moi de garder les moutons cet après-midi, en présence de notre vieille Zorka et de son futur successeur Annwyl, nos chiens de berger. Mais entre Annwyl et Akiyan, tous deux jeunes et intrépides, je n'avais pas vu cette brebis filer. Alors Zaltana m'avait chargée d'aller la chercher. J'avais laissé le petit Annwyl à ma mère adoptive, sous le regard apaisé de Zorka qui semblait observer cette scène avec un air amusé. Je savais que ses jours étaient comptés, mais je préférais ne pas y penser. Elle avait eu une belle vie, libre et soignée à nos côtés. Mais j'avais peur de la perdre. Elle avait toujours été là et m'avait toujours épaulée. Quand Zaltana ne comprenait mes peines, elle les ressentait. Je ne savais pas comment, mais elle était toujours venue à moi, se blottissant contre mon corps, me transmettant sa douce chaleur. Je ne voulais pas la perdre. Mais ma mère m'expliquait que c'était le cycle de la vie, qu'Annwyl était arrivé afin de lui succéder, car c'était son destin.

Prenant appui sur ma canne, je descendis le champ dans lequel la brebis avait fuit, Akiyan sur les talons. Si petits, on ne pouvait presque pas le distinguer d'Annwyl. Pourtant, l'un était chien, l'autre était loup. Et cela ne se voyait pas physiquement, je le sentais au caractère. Akiyan demandait beaucoup plus d'attention, il avait d'autres réactions, besoin de plus d'espace et de liberté. Il n'allait jamais être chien de berger et je le savais. Le faire résister à la tentation de chasser serait déjà assez difficile. Lutter contre son instinct allait être une rude épreuve...
Le jeune loup dévalait la pente à toutes jambes. Je suivais à grand peine derrière lui. "Tu dois vivre avec Shana." "Tu dois te faire à ta jambe." Nia nia nia. C'était ce que Zaltana me racontait sans cesse. Mais je sentais qu'en ce jour humide, mes hanches tiraillées par ma mauvaise démarche me faisaient souffrir. Alors je serrais les dents et je prenais appui sur ma canne en bois de chêne, taillée par ma mère adoptive.
J'entendis Akiyan aboyer. Il était tout en haut d'une bute. Tout tremblant d'excitation, il ne cessait de tourner son regard vers moi, puis en bas de la bute, comme s'il mourrait d'envie d'y courir. Mais ses aboiements me surprirent. Qu'avait-il à être ainsi soudainement ? Il ne bougea pas, le temps que je le rejoigne il me fallut quelques longues minutes. Essoufflée, j'observais en bas la colline et découvris un homme. Grand et fort, je discernais du sang un peu partout sur son corps. Mes battements de coeur s'accélérèrent. Que devais-je faire ? Qui était cet homme ? Qui faisait-il ici au milieu des montagnes ? Nous étions à plusieurs heures de marche du prochain village. Un frisson me parcourut. Et s'il découvrait pour ma jambe ? Pourtant, il était blessé. Il saignait.
Je restai ainsi, à l'observer pendant un long instant. Akiyan ne comprenait pas ma réaction et attendait mon ordre positif de le rejoindre. Mais je ne dis rien. Pourtant, il m'avait vu c'était obligé. Je n'étais pas cachée, en haut de cette colline et mon jeune loup n'avait cessé d'aboyer pour attirer mon attention. Hésitante, je ne me sentais pourtant pas de le laisser là, seul.
-Vous... Êtes-vous blessé ?

En effet, l'homme semblait m'avoir aperçue. En même temps, ce n'était pas très difficile, j'étais totalement visible. Mon esprit tournait à vive allure, inventant des dizaines de scénarios catastrophes si cet homme découvrait mon secret ou s'il avait de mauvaises intentions. Je me fis à l'idée que, peut-être, ce n'était même pas son propre sang et qu'il n'était pas blessé. Mais qu'il aurait attaqué ou tué quelqu'un. Un frisson me remonta l'échine tandis qu'il me saluait. Akiyan sembla percevoir ma peur et s'approcha de moi, me léchant une main dans le but de me tranquilliser. L'intention était bonne, mais ça ne fonctionnait pas réellement. Je m'imaginais déjà prendre la fuite, mais l'homme me rattraperait si vite... J'étais dans l'incapacité de fuir, et l'inconnu était bien trop bâti pour que je puisse me défendre. Même Akiyan n'y parviendrait pas. J'étais dans de beaux draps.
L'homme était couvert d'un reste de peaux de bêtes, que je découvris lacérées lorsqu'il s'approchait de moi. Chacun de ses pas me donnait envie d'en faire un en arrière, afin de garder une distance de sécurité avec lui. Mais je ne bougeais pas. Je en voulais pas laisser trahir ma peur, mais c'était déjà trop tard à mon avis. Zaltana m'avait toujours appris à saluer poliment puis poursuivre ma route lorsque je croisais quelqu'un afin de ne pas trop attirer l'attention. Mais là, face à cet inconnu blessé, je ne pouvais pas juste le saluer et partir. Il m'expliqua qu'un ours l'avait attaqué. Plus les secondes avançaient et plus je trouvais cela plausible. Les vêtements déchiquetés, le sang partout sur son corps, le visage tordu par un rictus de douleur... Comment aurait-il pu me mentir ? Ou alors, il était très bon. Mais pouvais-je me permettre de le ramener à la maison ? Comment réagirait ma mère adoptive ? Elle n'appréciait pas la compagnie d'autres personnes que moi-même, mais le cas était ici une urgence. Il avait besoin de notre aide.
-Est-ce que vos plaies sont graves ?
Je savais que tourner autour du pot n'était pas la meilleure des solutions, mais je voulais m'assurer de sa sincérité avant de vouloir l'emmener chez nous. La brebis était toujours perdue dans les montagnes, mais elle s'était également égarée dans mon esprit. Je l'avais totalement mise au second plan, jugeant que cet homme était plus important.

Mes doutes, peu à peu, s'en allaient. Je ne devrais pas faire confiance si facilement aux inconnus et ce encore plus que les autres personnes à cause de mon défaut, mais cet homme avait vraiment l'air mal en point. Akiyan le sentait. Les animaux sentaient des choses que nous, les humains, ignorions. Je n'avais le loup que depuis quelques mois seulement, il était encore jeune et fougueux, mais certaines émotions et ressentiments les atteignaient plus que nous. Je l'avais remarqué avec lui et avec Zorka auparavant, qui faisait parti de ma vie depuis bien des années. Zaltana, ma mère adoptive, avait choisi de prendre un chien de berger quelques temps après mon arrivée dans sa vie. Elle avait toujours vécu seule et son troupeau, elle pouvait s'en occuper seule. Mais quand je fus là, elle n'avait plus vraiment eu le choix que de détourner son attention vers quelqu'un d'autre. Le chien de berger était devenu un confort supplémentaire dont nous ne pourrions plus nous passer. Déjà, de part à toute l'aide qu'ils nous fournissent et également tout l'amour qu'ils donnaient en échange. Voir l'âge de Zorka décliner me faisait de la peine. Un jour elle s'en ira et Annwyl prendra sa place.
Je crois que ce fut mon loup qui me donna le déclic. Le voir s'approcher de l'homme avec confiance m'aida à franchir le pas du doute afin d'avancer vers autrui. Je frissonnai cependant lorsqu'il décocha son épée, elle aussi dégoulinante de sang, afin d'y prendre appui, ses forces semblant le quitter petit à petit.
-Suivez-moi, finis-je par lui dire. Notre bergerie est à quelques minutes de marche. Vous pensez pouvoir y arriver ?
S'il était vraiment trop faible, j'aurais pu partir devant aller chercher notre âne et revenir vers l'homme blessé. Il aurait été capable de l'aider à retourner jusqu'à la bergerie. Je ne savais pas comment soigner des gens, pas avec de telles blessures, je n'étais même pas certaine que Zaltana le sache. Nous étions des bergères, pas des guérisseuses. Nous possédions bien quelques mixtures et quelques connaissances basiques des plantes, mais au point de panser les plaies d'un wanbringer... Ca me paraissait beaucoup. Nous pourrions au moins lui conférer les premiers soins et l'aider à retourner au village le plus proche où se trouvait un guérisseur aguerri.

Je vis le visage de l'homme se détendre instantanément lorsque j'acceptai de l'amener jusqu'à chez nous. Je savais néanmoins que Zaltana me gronderait pour cela, peut-être même qu'elle trouverait une excellente punition afin de m'apprendre à ne plus jamais faire ça, mais mon empathie l'avait emporté sur ma raison: je ne pouvais pas laisser cet homme mourir des blessures d'un wanbringer en pleine montagne. Il s'approchait de moi, s'appuyant sur sa canne improvisée afin de ne pas s'écrouler. J'étais impressionnée de part sa forte carrure, ses muscles saillants et son visage carré. Les hommes que j'avais rencontré au cours de ma vie se comptaient sur les doigts d'une main. Je vivais la plupart du temps seule, au milieu des montagnes, avec ma mère adoptive. Les rares fois où je rencontrais du monde, c'était enfant, quand elle m'emmenait avec elle au village en contrebas afin de vendre ses produits. Hors, dès que je fus assez grande pour rester seule avec le troupeau, j'avais décidé de ne plus l'accompagner et de rester dans notre petite maisonnette. J'étais bien mieux là-haut, à l'abris des regards. Personne n'avait le courage de s'aventurer si haut dans les montagnes. Sauf les loups.

Alors je marchais lentement et silencieusement, aux côtés de cet homme blessé qui paraissait à bout de forces. Son épée pointue s'enfonçait dans les sols les plus mous, le déséquilibrant parfois. Dans ces cas-là, je lui jetais des regards hésitants, ne sachant réellement comment réagir. J'avais peur de m'approcher trop près de lui et qu'il use de ma gentillesse pour m'agresser. Vous allez me dire que j'étais vraiment peureuse, et c'était le cas. C'était Zaltana qui m'avait appris à me méfier de tout le monde. Cela pouvait presque s'apparenter à de la paranoïa parfois. Mais elle avait raison. Je ne pouvais faire confiance en personne à cause de ma déformation. Je ne devrais même plus vivre à l'heure qu'il est.
Akiyan traçait devant nous. Il s'arrêtait parfois, me fixant d'un air indécis, se demandant pourquoi je marchais encore plus lentement que d'habitude. Le louveteau avait senti le bon en cet homme, mais pas sa faiblesse apparemment. Au moins, je n'avais pas à me soucier du chemin à emprunter, je n'avais qu'à suivre mon animal. Et puis, alors que cet étranger commençait à réellement me faire pitié par l'état de ses blessures, je m'approchai de lui, lui tendant ma précieuse canne.
-Prenez-la. Nous sommes presque arrivés, mais nous devons encore gravir cette colline. Je lui désignai la-dite colline. J'étais prête à lui céder ma canne. L'escalade allait être compliquée sans elle, sans compter sur ma hanche qui refaisait des siennes. Mais moi, j'avais l'habitude. Je vivais avec depuis ma naissance. Cet homme en revanche, était à bout de forces et j'avais peur qu'il ne s'écroule avant notre arrivée à la maison.

Il espérait ne pas me créer de soucis. La seule personne de qui je pouvais m'attirer les foudres, c'était Zaltana. Et je la connaissais par coeur. Elle risquait de m'adresser une punition bien méritée pour m'être autant égarée que la brebis elle-même. Mais je lui expliquerai simplement -enfin, je n'expliquais jamais les choses simplement, surtout quand j'étais contrariée- que pour moi la vie d'un homme valait bien plus que celle d'une brebis. Une fois l'homme amené aux mains de Zaltana, je pourrais retourner à la chasse au mouton perdu.
D'ailleurs, l'inconnu refusa même l'aide que je lui proposais avec ma canne. Intérieurement, j'étais bien heureuse qu'il refuse. Car les escalades de colline, c'était bien le pire de tout quand on avait une jambe qui refusait indéniablement de se plier. J'étais obligée de la traîner derrière moi. J'espérais bien que l'homme soit trop occupé à récupérer ses dernières forces pour qu'il ne remarque pas mon défaut. Je voulais l'aider et cela partait d'une bonne intention, mais si cela venait à se découvrir, il risquerait de refuser l'aide d'une paria. Détournant mon attention de l'homme blessé, je me tournai vers Akiyan qui était déjà bien plus haut que nous.
-Akiyan, va prévenir Zaltana ! Le louveteau s'arrêta, posant un regard interrogé sur nous. Il n'avait pas compris. Soupirant, je jurai qu'un jour ce loup m'obéira au doigt et à l'oeil. C'était loin d'être le cas pour l'instant... Puis, je commençai l'escalade de la colline aux côtés de l'inconnu. Je me débrouillais du mieux que je pouvais afin de cacher mon étrange démarche dans le superflu de ma longue robe. Je prenais appui sur ma canne afin de me tirer vers le haut. Restant concentrée sur notre route, je lui répondis un peu tardivement. Je vis dans une bergerie seule avec ma mère. Ne vous inquiétez pas, elle saura vous soigner. Je ne précisais pas qu'elle était ma mère adoptive. Je ne le précisais jamais. Car après, les gens se posaient beaucoup trop de questions...

Avoir choisi d'adopter ce loup était pour moi une réelle leçon de vie. Akiyan m'apprenait la patience de lui apprendre tout ce qu'il avait à savoir, l'autorité de me montrer sûre et sèche, également le sens des responsabilités mais aussi l'empathie. Car en réalité, à force de vivre seule au milieu des montagnes, j'avais de la peine à me socialiser. J'apprenais beaucoup Zaltana, mais notre solitude et notre quotidien de bergères nous empêchait d'avoir trop d'amis. Alors mes seules réels amis, c'était les animaux. Zorka la chienne de berger ainsi que son successeur Annwyl, mais aussi l'âne qui m'a porté depuis ma plus tendre enfance. Je savais que je pouvais compter sur eux et que jamais ils ne me décevraient. Contrairement aux humains, qui m'avaient ô combien déçue, en m'abandonnant sans même me connaître, sans même découvrir ma réelle beauté. Sans scrupule ils m'avaient abandonné à mon triste sort, heureusement devant la porte d'une personne bienveillante. J'aurais pu en vouloir au monde entier pour cela, de ne pas m'accepter telle que je suis. Car je n'avais rien demandé que de vivre. Mais haïr prenait trop de temps et de préoccupation. Survivre occupait déjà beaucoup de mon quotidien.
-En effet, il est encore jeune. C'est difficile parfois avec lui. Il demande beaucoup d'attention. Il était plus simple de parler de mon loup que d'autre chose. Ainsi, je détournais son attention vers un autre sujet et il ne passerait pas son temps à identifier mon étrange démarche. Je ne répondis rien quand il me remercia. Car il n'y avait rien à dire, tout simplement. C'était normal pour moi d'aider quelqu'un de blessé. Même si ça ne plairait pas à Zaltana du tout...
Enfin, nous arrivâmes en haut de cette interminable colline. Je m'arrêtai quelques instants, reprenant mon souffle après cet effort. Je jetai un bref regard dans mon dos et m'aperçus que l'homme me suivait toujours bien. Mais il devenait de plus en plus faible. Heureusement pour lui, la bergerie était clairement visible. Nous étions sur un petit plateau entouré de montagnes encore plus hautes. Une petite plaine entourait notre maisonnette, à laquelle menait le sentier que nous suivions pour nous rendre au village en contrebas. Il y avait quelques arbres ça et là et le troupeau paissait paisiblement. Zorka dormait tranquillement à l'ombre d'un arbre, tandis qu'Akiyan poursuivait déjà Annwyl dans leur jeu de jeunes chiens et loups.
-Nous arrivons, tenez bon. Il ne restait plus qu'à traverser le petit plateau avant d'atteindre la maisonnée.

Nous pouvions avoir un superbe aperçu de mon lieu de vie depuis ma naissance. Le nombre de fois où je l'avais quitté devait pouvoir se compter sur les doigts d'une main. Mais en fin de compte, ça ne me dérangeait pas tant. J'y étais heureuse. Zaltana m'avait tout appris, tout donné, elle fut d'une extrême gentillesse pour dire que je ne suis même pas sa fille, pas même de sa famille. Avec le temps, elle m'avait adopté, et fait de moi cette famille justement, qu'elle n'avait jamais eu. Quand j'étais petite, j'avais tenté de lui poser la question, pourquoi elle n'avait pas d'enfants, pas de mari. A chaque fois, elle donnait des réponses vagues, ou changeait de sujet. En grandissant, je compris qu'elle ne voulait plus penser au passé et vivre dans le présent. Alors je cessai de la questionner à ce sujet et la prenait comme elle était. Comme je la connaissais, sans pour autant avoir conscience de son passé. Mais je devais avouer, mon âge avançant, car j'avais seize ans désormais, j'avais terriblement envie de découvrir le monde. Voir autre chose que ce superbe plateau Boudalan qui m'eut accueilli toute sa vie. J'avais envie de découvrir Trikru, la capitale de la Coalition où vivant la Commandante des douze clans. J'avais envie de découvrir Yujleda et leurs forêts luxuriantes, Sankru et leurs déserts impressionnants, Azgeda et leur froid glacial. C'était grâce à Zaltana que je connaissais tout ça car si elle n'acceptait pas de me parler de son histoire, alors elle me parlait de celle des autres clans. J'apprenais à les connaître alors que je n'y avais jamais mis les pieds. Mais plus le temps passait et plus je le désirais, de tous les découvrir. Or, ma mère adoptive me mettait en garde. Elle me disait que je devais être prudente, qu'avec ma déformation je devrais me faire discrète, car on ne savait sur qui je pouvais tomber. Il n'y avait pas que le monde qui était vaste, la mentalité humaine l'était tout autant.

Alors que nous marchions toujours tranquillement vers notre maison, j'aperçus du coin de l'oeil l'inconnu défaillir. Me retournant, je découvris son épée au sol et l'homme à genoux, puis totalement au sol, écrasé par la fatigue et les plaies qui le déchiraient. Je me dépêchai de le rejoindre, me mettant à sa hauteur du mieux que je le pouvais avec ma jambe, tentait de le secouer et de le résonner. Rien à faire. On aurait dit qu'il avait sombré dans un sommeil profond. Me relevant en prenant un lourd appui sur ma canne, je me hâtai de rejoindre notre cabane. J'appelais Zaltana, espérant qu'elle m'entende, car je ne pouvais pas courir sur de longues distances. Heureusement, je la vis sortir en trombe, le visage inquiet, pensant probablement qu'il m'était arrivé quelque chose de grave. A moi, aux chiens, ou au troupeau. Mais ce n'était pas le cas. C'était tout aussi grave, mais pas pour un des notres.
-Un homme est blessé ! Viens il faut le soigner ! A ces mots, je la vis froncer. Elle n'appréciait pas. Je ne m'en serais jamais doutée. Elle se pencha sur le côté, regardant dans mon dos et s'aperçut qu'un homme était couché, au milieu du champ, sans vie. Alors avant de trop s'éloigner de la cabane, elle retourna chercher l'âne qui était attaché à une paroi par une corde. Elle était trop âgée pour porter cet homme et moi je n'en avais pas la force. Elle me suivit jusqu'à lui, l'animal traînant le pas derrière nous. Arrivée à la hauteur de l'inconnu, je l'aidai à hisser son corps endormi sur le dos de l'âne. Puis, pendant que nous retournions à la maison, elle tirant l'âne et moi tenant l'homme pour ne pas qu'il glisse, me questionna à son sujet. "Qu'est-ce qui t'a pris de le ramener ?" "Que lui est-il arrivé ?" Je répondis à chacune de ses questions avec précision. Je ne pouvais pas voir sa réaction, elle était de dos. Mais je savais que ça ne lui plaisait pas.

Plusieurs heures plus tard, j'attendais dans la cabane. Zaltana était dehors en train de s'occuper des moutons. Moi j'étais assise en train d'éplucher des pommes de terre. Sur un de nos deux lits, le mien en l'occurence, l'inconnu dormait toujours. Ma mère adoptive l'avait soigné du mieux qu'elle pouvait. Elle avait tenté de désinfecter les plaies et de les recouvrir d'une crème cicatrisante. Elle m'avait postée à son chevet, me disant que je devais le surveiller. Pour que lorsqu'il se réveille, il ne nous vole rien mais également pour s'assurer que son état n'allait pas empirer. Il était fiévreux et de ce fait, j'avais posé un morceau de tissus humide sur son front que je changeais régulièrement. J'attendais qu'il se réveille, en espérant qu'il le fasse un jour...

J'étais très occupée à ma tâche. Un petit couteau tranchant dans ma main, je pelais chacune des patates avec attention. Je chantonnai même. Quelques notes, qui s'émanaient du fond de ma gorge. Je n'avais pas vraiment l'oreille musicale mais j'avais toujours apprécié les chants de Zaltana qui elle, en revanche, avec un don pour manier sa voix. Il lui arrivait parfois de se positionner en haut d'une montagne, face au vide, et de se mettre à chanter dans des langages oubliées ses paroles qui résonnaient entre les monts escarpés. C'était un moment que j'avais toujours particulièrement apprécié, de la voir ainsi. Sa voix semblait si forte, si porteuse, qu'elle aurait été capable de briser les montagnes.
C'était une de ses mélodies que je fredonnais, un peu perdue dans mon épluchage de patates, sans porter trop grande réflexion à quelque chose. Je laissais mon esprit s'envoler où il le désirait, sans m'accrocher, comme une sorte de méditation.
Mais quelque chose attira mon attention. Quelque chose me priva de mon instant de tranquillité. L'homme blessé semblait se réveiller, car du coin de l'oeil, je l'aperçus se mouvoir entre les fourrures du lit. Aussitôt, je laissai de côté ma pomme de terre et mon couteau. J'essuyai brièvement mes mains sur ma longue robe et me redressai pour me poster au chevet de l'homme qui maugréait quelques mots incompréhensibles. Il prononça un prénom, suivi de près par "mon amour". Je frissonnai à ces paroles. Je savais pertinemment qu'elles ne m'étaient pas destinées. Mais elles avaient été prononcées avec tellement de force et d'espoir qu'il semblait croire à la personne qu'il avait devant lui. Sa femme peut-être ? Ou de la famille ? Quelqu'un de décédé ? L'inconnu rassemblait ses forces pour se redresser, mais il n'y parvenait pas. Il tendait simplement son bras dans ma direction, cherchant à m'atteindre. Je pris le morceau de tissus de son front, le trempai dans la petite bassine. Je l'essorai avant d'éponger son visage fiévreux de la lavette improvisée.
-Je ne suis pas Nuna, déclarai-je sans trop songer à la déception qu'il pourrait ressentir. Mais je ne pouvais tout de même pas lui mentir ? Je n'aimais pas cela le mensonge, et il était vrai que je pouvais manquer de tact parfois, à afficher la vérité un peu trop brusquement. Je suis Shana. Vous êtes chez moi, dans un refuge de montagne. Vous étiez blessé. Vous vous souvenez ?

Fronçant les sourcils, je voyais que l'état de l'homme n'allait pas en s'arrangeant. Son regard vitreux et sa peau brûlante témoignaient que la fièvre n'avait pas baissé. Cela faisait trop peu de temps que Zaltana lui avait pansé ses plaies, la pommade n'avait certainement pas encore eut tout l'effet escompté. Du moins, je l'espérais. Car si il n'irait pas mieux, il ne tiendrait pas le voyage jusqu'au village. J'allais faire de mon mieux pour m'occuper de lui. Mais il restait un inconnu. Un homme dont je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. Je serais attristée par sa morte du fait que j'aurais échoué dans cette mission que je m'étais confiée, pas parce que je m'étais attachée à lui. Nous n'avions échangé que quelques mots et je ne connaissais même pas son prénom. Même pas d'où il venait. Il n'était peut-être même pas Boudalan.
Je continuais d'éponger son front avec un tissus humidifié et frais. Je me sentis presque mal à l'aise lorsque le blessé posa sa main sur ma jambe. Je ne comprenais pas. Il me fixait avec une telle intensité... Son regard semblait me dévisager mais en même temps, un voile s'était dressé. Comme s'il n'était pas réellement là, comme si son inconscient lui jouait des tours, altérait la réalité. Il continuait de m'appeler Nuna, comme si j'étais cette femme qu'il aimait tant, espérant me toucher en tendant son bras dans ma direction. Je ne savais comment réagir à cela. J'eus pour réflexe même de me reculer, évitant avec lui tout contact, reposant le morceau de tissus dans la bassine à mes pieds. Je l'observais silencieusement, la mine préoccupée, alors que je comprenais avec ses dires qu'il pensait que j'étais sa défunte femme.

Je ne savais pas ce qu'était aimer. J'avais toujours vécu sur ma montagne. Je n'avais jamais connu d'autres personnes que Zaltana. Nous vivions tranquillement et paisiblement avec notre troupeau, nos chiens de berger et notre âne. Personne ne venait jamais, ou presque, altérer cette vie monotone mais que j'avais appris à aimer. Je ne rencontrais jamais personne, la seule personne à qui je tenais c'était Zaltana et nos animaux. Il n'y avait personne d'autre autour de moi. Je n'avais jamais rencontré d'homme, ou presque, je ne savais pas ce qu'était d'éprouver des sentiments amoureux envers l'un d'eux. Mais le blessé, lui, semblait savoir. Il semblait connaître la perte également.
Gardant toujours une certaine distance avec le blessé, je ne le perdais pas des yeux, et lui expliquai d'une voix posée et calme:
-Je ne suis pas Nuna. Je ne vous connais pas. Vous avez de la fièvre, des hallucinations. J'espérais qu'il finisse par comprendre, et qu'il revienne peu à peu à la raison...

Tout un tas de questions me traversaient l'esprit au sujet de cet homme. De sa vie. De son importance. De cette Nuna, qui était sa femme. Je me demandais qu'est-ce qui avait bien pu lui prendre de vouloir voyager ainsi, si loin de chez lui, en pleine montagne. N'était-il pas conscient du danger ? Il était bien plus âgé que moi. Au moins une dizaine d'années. Ou alors, il était un voyageur qui découvraient les terres au jour le jour, et n'avait pas pris garde aux prédateurs qui hantaient les montagnes. Zaltana n'avait jamais cessé de me prévenir à ce sujet-là. D'être extrêmement attentive à mon environnement. En règle principale, les monstres ne s'aventuraient pas si près des hommes. Mais s'ils étaient affamés, les moutons étaient une proie facile... Et pas moyen de lutter face à un Wanbringa. Mais afin de lutter contre de plus petits prédateurs, ma mère adoptive n'était pas si mécontente de l'adoption d'Akiyan. Ainsi, il pourrait me protéger.
Tout à coup, le voile sur le regard du blessé sembla disparaître. Peu à peu, il reprenait conscience. Il se souvenait des précédents évènements. De l'attaque. De notre rencontre. De notre marche jusqu'à notre habitation. Puis de l'inconscience, d'où il émergeait doucement. Son regard devint plus clair, plus vif. Il recouvrait ses forces. Il tenta une nouvelle fois d'attraper ma main et cette fois-ci, grâce à son geste prompt et précis, il parvint. Je frissonnai et songeai un instant à la retirer. J'aurais voulu éviter tout contact physique avec lui. Car cela me mettait partiellement mal à l'aise. Il me prenait pour quelqu'un que je n'étais pas. Pour sa femme. Alors que je n'avais cure de son simple prénom. Il me croula une nouvelle fois sous les questions, auxquelles je ne répondis pas instantanément. Il regarda autour de lui, observant les détails. Puis son esprit devint plus claire. Pour la première fois, il prononça mon nom et me remercia. Nos mains étaient toujours liées. Je posai ma seconde sur les nôtres, lui montrant que j'allais doucement la retirer, ce que je fis.
-Vous avez été inconscient plusieurs heures. Vous êtes un peu perdu, cela est tout à fait normal. Je le regardais, l'air distante. Vous êtes en sécurité ici, ajoutai-je.

Je sentais le malaise, la panique et la détresse dans le regard de cet homme duquel je ne connaissais toujours pas son prénom. Alors qu'il avait cru se trouver face à sa femme probablement défunte, il découvrait petit à petit, en revenant dans notre monde, de son erreur. Je voyais dans ses yeux qu'il avait peur et qu'il était déboussolé. Moi-même je n'étais pas très à l'aise ne sa présence. Je savais que c'était à cause de la fièvre qu'il m'avait confondue avec quelqu'un d'autre. Mais pas n'importe qui. Un visage qui devait être ancré dans son âme, dans sa mémoire, si profondément, qu'on ne l'oublie jamais. J'aurais aimé qu'il soit pareil pour moi. Pour mes parents. Que mon cerveau de nouveau né ait pu les mémoriser, le visage comblé de ma mère qui me mettait au monde et de mon père si fier de son nouvel enfant. Sauf que c'était probablement pas le cas... Dès mes premières minutes de vie, ma déformation fut découverte et j'étais devenue la risée de ma famille. Ils m'avaient abandonné. Livré à moi-même. Ils me reniaient. J'étais reniée de tous, même de ma propre famille. Il m'arrivait de repenser à cela. De ce qu'aurait pu être ma vie si j'avais été normale. Venais-je des immenses forêts yujlediennes ? Ou des déserts sankru ? Ou encore des montagnes enneigées d'Azgeda ? Mon coeur se serra un instant, alors que j'observais l'homme en silence. Avait-il une famille, lui ? Avait-il des enfants ? Dans tous les cas, il avait su trouver une femme qui l'aimait. Cela, j'en étais certaine. Et moi alors ? Trouverais-je un jour un homme, une femme, qui saura m'apprécier, m'aimer telle que je suis ? Non, jamais... J'avais posé cette question tant de fois à Zaltana et à chaque fois, elle me regardait avec la même tristesse dans les yeux. J'allais finir seule. Comme je l'avais toujours été.

Le blessé me tira de ma rêverie. Il remua, déclara qu'il devait s'en aller, mais la grimace qu'il afficha sur ses lèvres me fit comprendre qu'il en était incapable. Je posai mes deux mains sur chacune de ses épaules, le forçant à rester coucher. Mon regard se fit dur et non négociable. Il n'allait pas bouger de là. Vous allez rester ici pour ce soir. Il faut que vous vous reposiez. Demain, nous vous raccompagnerons au village le plus proche. Mon ton était sur le ton de la promesse. Oui j'allais le ramener chez lui. Il devait avoir des gens qui l'aimaient, qui comptaient pour lui. Nous ne pouvions pas le garder ici, mais je ne pouvais pas non plus le renvoyer sur les routes encore blessés. Après tous ces efforts, s'il lui arrivait quelque chose sur le chemin du retour, je ne me le pardonnerais pas. Oui parce que, personne ne m'aimait, tout le monde me reniait, mais je ne pouvais m'empêcher, certaines fois, de me lier inconsciemment à certaines personnes...

L'homme me remercia solennellement. Il semblait rassuré de savoir qu'il allait pouvoir passer la nuit ici. En effet, je n'aurais pas pu le renvoyer sur les routes ce soir. Les chemins de montagne sont dangereux. Il n'y a pas que dans les forêts que l'on peut croiser des Wanbringa, surtout en cette saison. L'hiver se prépare et ces mammifères le sentent, ils doivent faire leurs réserves pour la dure saison froide et il n'est donc pas rare d'en croiser. Nous devions d'ailleurs être particulièrement attentives à cette période de l'année avec Zaltana. Car malheureusement, nos chiens n'étaient pas capables de se battre contre un Ours Enragé.... Ils sont bien trop grands, massifs et agressifs. Même à deux contre un, ils ne font pas le poids. Nous devions donc tendre des pièges un peu partout autour de la bergerie. Ces animaux étaient si faibles qu'ils attiraient plus d'un prédateur. Car n'étaient pas concernés que les Wanbringa mais également les loups. Ces derniers n'hibernaient pas mais ils devaient également préparer des réserves pour l'hiver. Et attaquant en meute, nos chiens ne pourraient rien faire contre eux.
Et donc, cet homme non plus. Encore moins blessé.

J'adressai donc un mince sourire à cet homme, qui était très reconnaissant de ce que j'avais fait pour lui. Puis, il finit enfin par se présenter, sous le nom de Yuma kom Boudalan. J'appris ainsi qu'il était de la région, et qu'il devait normalement connaître les dangers des montagnes... Je me demandais comment il avait pu se faire avoir si facilement par un de ces Oursons Enragés. Ils étaient tout aussi féroces que les adultes certes, mais bien moins rapides. Ils étaient faciles à semer. Sauf pour moi...
Et si je n'avais pas été si naïve et si perdue dans les montagnes, j'aurais su que se trouvait face à moi le chef du clan Boudalan. Mais je n'en avais aucune idée... Il était pour moi un homme tout ce qu'il y avait de plus normal. Et si j'avais su son réel rang, ma réaction aurait été toute autre... J'aurais probablement pris mes jambes à mon cou en espérant que jamais il ne me retrouve. Je ne pouvais pas prendre de risque de me montrer, encore moins à des personnes d'importance comme lui...
Alors, je lui répondis d'un sourire. Enchanté Yuma. Je connaissais si peu de gens à travers ce monde. J'étais si seule. Et même si j'appréciais cela, j'étais toujours heureuse de faire de nouvelles rencontres. Sans qu'ils sachent mon terrible secret. Et Yuma, qui est là si reconnaissant, aurait une réaction totalement différente s'il savait qui j'étais vraiment... Vous devriez vous reposer, conseillai-je en passant une nouvelle fois le tissus humide sur son visage rougis par la fièvre.