(eris) • return of the shadow.

Elle tissait. Elle tissait une cape. Sans aucune raison particulière. Ce matin, elle s'était réveillée et n'avait pas eu envie de sortir. Elle devait encore réfléchir à de nombreuses choses et une activité manuelle était l'occasion parfaite pour cela. Installée confortablement sur un fauteuil, les pieds dans le vide, Eris sentait la sérénité l'envelopper. C'était un moment agréable, être seul avec soi-même. Au moins, elle était certaine d'être en bonne compagnie. Elle laissa ainsi le temps s'écouler, trouvant mille et une solutions à divers problèmes. A un moment donné, alors que la jeune femme avait déjà oublié le temps, on vint la chercher en toute hâte.
Eris, la dague bleue ! Quelqu'un s'est présenté avec votre dague !
La Régente arrêta immédiatement ses mouvements et abandonna calmement son activité. Elle se leva, revêtit un manteau bleu marine et sortit de sa chambre. Si son serviteur avait l'air choqué, ça n'était pas son cas. Elle savait très bien qui venait d'arriver chez elle et un sourire satisfait s'affichait sur son visage. Quelqu'un n'avait pas mis à longtemps à se décider... et était déjà là.

Eris quitta le palais en petits chaussons. Sous son manteau fermé se trouvaient des habits fins. Elle n'avait pas trouvé utile de revêtir ses habits royaux aujourd'hui. Elle ne prit pas la peine non plus d'emporter sa couronne et son sceptre. Son invité se rendra très vite compte de son statut ici, s'il ne l'avait pas encore deviné.
Bientôt, Eris déboucha à l'entrée de la cour du palais. Un garde arrivait au loin. Ici, les mots se passaient vites, en petits murmures. Eris obtenait très vite les nouvelles de l'extérieur. Elle regarda le garde approcher avec la jeune femme qu'elle reconnut aussitôt, son calme légendaire gardant l'impatience loin de son esprit. Elles s'étaient vues récemment, et Eris était fière de voir cette inconnue débarquer ici aujourd'hui. Il y avait quelque chose en celle-ci de particulier, et Eris croyait en elle. Elle avait les capacités pour devenir très douée. Eris le pressentait.
Le garde s'arrêta devant elle et salua poliment Eris. Les ouskejoniens de la Capitale savaient, depuis le temps, que les courbettes exagérées étaient inutiles avec Eris. La Régente lui rendit son salut et posa son regard glacé sur son invité.
- Ombre, la salua-t-elle avec la même politesse. Elle la dévisagea longuement. L'ombre était revenue. Bienvenue dans l'Ouskejon, ajouta-t-elle. Elle tourna alors les talons. L'ombre était assez maligne pour comprendre qu'il lui fallait la suivre. Eris voulait d'abord lui montrer un lieu important. Au sommet de la Falaise Bleue, au bord du précipice, l'entraînement pourrait commencer.

Eris portait son sourire en coin avec soin tandis qu'elle marchait en direction de la Falaise. Elle décida de contourner le Palais. L'ombre aurait tout le loisir de le visiter un peu plus tard. Pour l'instant, il y avait une base à connaître, une chose à apprendre pour devenir n'importe qui. Eris avait connu cela pendant son enfance, et maîtrisait aujourd'hui cet art. Pas une seule fois elle se tourna pour s'assurer que son invité la suivait. Elle sentait l'ombre derrière elle, et constatait encore une fois sa discrétion. La jeune fille avait une démarche souple, discrète, ce qu'Eris appréciait. Elle n'avait pas besoin de lui apprendre cela. En revanche, elle devrait bien lui apprendre à ne pas être discrète. Une identité devait exister pour être crédible, et ce n'était pas en s'effaçant ainsi que l'ombre deviendrait quelqu'un d'autre. Eris vit le bord de la Falaise Bleue se dessiner. Le soleil était haut dans le ciel, caché entre deux nuages.

Elle accéléra un peu sa fouler et sentit l'intérieur de ses poches pleines rebondir contre ses cuisses. Elle aimait beaucoup ce manteau, et elle laissait toujours les mêmes choses dedans. C'était une habitude à elle, voire un besoin. Son sourire impérissable sur les lèvres, Eris s'arrêta au bord de la Falaise. Ses pieds frôlaient le bord. Elle contempla la vue avec la même admiration que toujours. Des roches, des forêts, des plaines s'étalaient au loin. Si on regardait bien, on pouvait voir les silhouettes des monts, dont le Mont Weather, se dessiner à l'horizon. Eris avait toujours une forte sensation de puissance lorsqu'elle se trouvait ici.
Elle surplombait tout. C'était comme si elle pouvait tout voir, tout surveiller. Le monde semblait lui appartenir. Et le vide sous elle lui donnait cet exaltant sentiment de liberté.
- C'est ici que tout commence, dit-elle. Elle avait tout prévu pour faire de l'ombre une personne sans identité, sans visage précis, sans liens. Ce ne serait pas facile, mais Eris sentait que l'ombre s'en tirerait à merveille dans ce processus.

Oui, ici, au bord de la Falaise Bleue, allait débuter le début de son entraînement. Eris se délectait toujours de ce suspense pendant lequel son interlocuteur n'avait aucune idée de ce qui allait se passer, de ce qui allait lui arriver. Et si l'ombre savait... resterait-elle même encore ici ? Eris resterait. Elle était bien trop curieuse pour ne pas vouloir en savoir plus sur cet endroit et ce fameux entraînement dont on lui aurait parlé. La Régente pourrait entamer une longue conversation, laisser un peu de suspense, mais c'était inutile. La première phase se faisait d'elle-même. Si on ne s'en remettait pas, c'était inutile d'aller plus loin. Eris n'allait pas commencer à révéler quelques principes de l'Ouskejon avant de s'assurer que son second soit capable de passer la première épreuve. Epreuve qu'elle avait elle-même passée étant enfant, et tour qu'elle aimait montrer à la grande stupeur des spectateurs. Non pas qu'elle le faisait souvent, seulement, c'était toujours amusant. Mais aujourd'hui, ce n'était pas elle qui allait réaliser le tour. Celui-ci devait être appris sur le tas, comme ça, sans réfléchir.

Eris se glissa derrière l'ombre, au plus près, tout en contemplant l'horizon. Il fallait savoir admirer cette vue, savoir regarder loin, savoir comprendre la spécificité de ce lieu. En face, sur la falaise basse opposée, on pouvait presque voir le symbole ouskejonien taillé dans la pierre. Eris posa doucement ses mains sur les hanches de l'ombre pour l'encourager à se décaler d'un pas, à l'emplacement où elle-même se trouvait un instant plus tôt. Alors, le symbole ouskejonien apparut clairement, illuminé par des reflets bleutés. La luminosité était elle-même une grande joueuse, et la famille royale avait su jouer avec elle.
- Vois-tu le symbole ? demanda la Régente en connaissant déjà la réponse. Il fallait vraiment être aveugle pour le rater. Eh bien, murmura-t-elle, il a été gravé par mon arrière grand-père lui-même. Voilà un indice sur ses origines. Mais elle ne laissa pas le temps à l'ombre de réfléchir là-dessus, puisqu'elle ajouta :
- Quand tu seras remontée, tu pourras m'appeler Eris, souffla-t-elle, poussant immédiatement l'ombre dans le vide.
Eris contempla la chute avec un sourire satisfait. L'ombre penserait peut-être avoir été trompée encore une fois pendant la courte durée de sa chute avant de s'écraser dans un nid de pierre garni de feuilles et de vieilles fourrures. Alors, ce serait à elle de pénétrer dans le dédale de couloirs taillés au coeur de la Falaise, jusqu'à, si elle parvenait à retrouver son chemin, déboucher dans une petite salle grise du Palais, dans laquelle Eris l'attendrait patiemment.

Eris attendit, assise à un petit comptoir de pierre. Elle trouvait cette salle très jolie, l'ambiance mystérieuse que donnait les murs de pierre plaisait beaucoup à la Régente. Elle avait bu un thé et s'était refait une beauté avec sa trousse d'huile et de poudre. Son teint pâle avait repris des couleurs et était passé de pâle à blanc, ce qui ne changeait pas grand chose, mais était tout de même un détail appréciable aux yeux d'Eris. Tout en feuilletant un ouvrage, elle écoutait les échos des tunnels. Le trou dans le sol de la pièce laissait l'accès aux couloirs de pierre. Un petit escalier fin permettait d'y entrer et d'en sortir. Eris avait la conviction de voir bientôt surgir son invitée. L'ombre lui en voudrait peut-être, mais cela faisait partie du jeu. Eris devait d'abord renforcer la méfiance de cette jeune fille. L'ombre apprendrait chaque tour en s'y faisant piéger si elle ne se montrait pas plus prévoyante.

Eris se pinça les lèvres. Elle n'avait plus envie de livre. Elle ferma son ouvrage et le repoussa sur le comptoir de pierre. Le tabouret de même matière était haut pour une personne de la taille d'Eris, et tout en pensant elle se mit à balancer ses jambes d'avant en arrière, comme elle aimait le faire étant enfant. Elle se perdit dans ses pensées, ses sens toujours à l'affût du moindre mouvement. Elle avait dit à ses serviteurs de la déranger qu'en cas d'extrême importance. Pour l'instant, elle était occupée à se divertir. Ses jambes arrêtèrent leur mouvement alors que les minutes s'écoulaient et Eris devint complètement immobile, enfouie dans ses pensées, le regard plongé dans le trou qui s'enfonçait dans le sol.
Elle oublia le temps et ne sut combien s'en était écoulé lorsque la silhouette de l'ombre surgit du trou. Le visage d'Eris retrouva son sourire. L'ombre avait passé la première épreuve. L'entraînement pouvait continuer.

Le mécontentement de l'ombre n'était pas étonnant, Eris l'avait poussée du haut de la falaise et l'avait abandonnée à son sort dans les souterrains. Elle l'avait attendue tranquillement, buvant un thé, se maquillant quelque peu, rêvassant. Il y avait de quoi être en colère. Et effrayée. Eris l'avait été la première fois qu'on l'avait poussée de la falaise. C'était un rituel ici, un rituel seulement connu de la famille royale et que l'ombre venait de découvrir. Eris avait six ans la première fois. Elle pensait faire une simple balade avec sa mère au clair de lune. Celle-ci l'avait emmenée près de la falaise, lui avait montré le symbole de l'Ouskejon, et l'avait poussée dans le vide. Eris avait mis des heures à retrouver son chemin, s'endormant même, épuisée, dans un petit couloir qui avait le mérite d'être désigné comme un boyau. Un boyau de pierre qu'elle connaissait très bien. Ces couloirs n'avaient plus aucun secret pour Eris.

Elle se leva, droite, sans pour autant s'avancer. L'ombre se plaignait, mais la faute lui revenait.
- J'ai chuté de nombreuses fois. Suis-je morte ? L'es-tu ? dit-elle, ne répondant pas à la colère de la jeune fille. Au bout d'un moment, tu apprends à voler.
Eris n'avait plus que l'esquisse d'un sourire sur le visage. Elle était soudainement sérieuse sur ses propos, car elle voulait que l'ombre retienne cette leçon. C'était important. Cela en allait de sa vie.
- Tu ne dois pas avoir confiance. Ni en moi, ni en personne. Pour croire en les bonnes intentions de quelqu'un, tu dois être capable de le prédire. C'est seulement lorsque tu parviendras à prévenir mes actions que tu pourras me faire confiance, car alors tu n'auras plus rien à craindre de moi.
Mais prédire Eris était une tâche compliquée. La Régente agissait de manière complexe, changeant parfois de comportement, allant même jusqu'à adapter sa personnalité pour piéger autrui. L'ombre devait pouvoir être capable de faire ça. Et pour cela, elle devait être capable de prévenir les faits et gestes de n'importe qui, y compris Eris.

L'ombre devait avoir compris cette dure leçon. Eris se fichait bien de passer pour une personne indigne de confiance, un être cruel, sans coeur. Elle voulait rendre cette jeune fille intrompable et elle y parviendrait. Peu importaient les moyens.
L'ombre pensait à un nouveau mensonge de la part d'Eris, mais la Régente avait bel et bien donné son identité. Elle ne répondit pas à cette question. Elle préférait prouver par les faits que par les mots, alors elle décida qu'il était temps de quitter cette pièce. Elle marcha vers la porte de bois qu'elle ouvrit sans mal. Elle venait d'éviter une certaine pierre pavée au sol et jugea que l'ombre était assez intelligente pour la remarquer et ne pas marcher dessus.

Elle déboucha dans un long couloir au plafond haut. Les murs étaient joliment décorés par de petites sculptures, ainsi que de peintures et dessins de la nature et de la famille royale. Rien d'exceptionnel, mais il fallait bien ajouter un peu de vie au lieu. La plupart des murs du palais étaient de pierre, mais certains avaient été boisés pour les rendre plus jolis. Le sol de pierre, au contraire de celui de la salle dont Eris venait de sortir, avait été recouvert par des petites planches de bois. Un parquet pour un peu de confort. Elle marcha sept minutes avant de pénétrer dans la salle du trône. Il allait de soi qu'une petite visite des pièces les plus importantes du palais s'imposait, et la grande salle du trône était la seconde salle la plus importante du palais aux yeux d'Eris, la première étant sa chambre.
Elle salua Illa, sa fidèle servante sympathique qui cachait au reste du clan son rôle de forgeron de la Régente, et alla s'asseoir sur le trône. Sur un mur était dressé des petits portraits de la famille royale. Eris était le plus récent. Sous le portrait était gravé Eris kom Ouskejon Skai. Un enfant né dans le ciel de la Falaise Bleue était de bon augure. Pourtant, Eris n'apportait la chance aux clans voisins que très rarement.

Eris ne perdait pas son sourire. Elle lisait le visage de son invitée et, malgré le manque d'émotions habituel, put y déceler une once de surprise, suivie par une évidence. L'ombre le dit elle-même, elle se doutait qu'il y avait quelque chose derrière le visage d'Eris, la silhouette d'une régente. Héritière d'une étrange monarchie. Eris pourrait expliquer comment son peuple en était arrivé à là, comment ses chefs étaient devenus rois, comment elle-même ne pouvait former un héritier du trône que par le biais de la procréation. Mais cela était inutile. L'histoire serait longue à raconter, et les nuances, Eris n'en parlait jamais. Elle pouvait percevoir dans le coin de son oeil le portrait d'un héritier. Un héritier qui aurait pu avoir le trône s'il avait survécu. Mais son assassinat avait renversé le jeu. Ouskejon n'était un lieu paisible qu'en apparence. Ses secrets, ses mystères, ses pièges, Eris faisait tout pour les préserver.

Elle se leva. Terminée sa pause sur son trône. Il y avait mieux à faire, une chose à montrer et à expliquer à l'ombre. Elles n'allaient pas perdre plus de temps à observer les murs du palais. L'ombre savait à qui elle se confrontait ici. Le pouvoir d'Eris était total sur la Falaise, et pour maîtriser tout un royaume, il fallait d'abord pouvoir se maîtriser soi-même.
Elle marcha de ses petits pas au-travers de deux couloirs. La salle du trône n'avait été qu'un arrêt. Devant une porte deux fois plus grande que la Régente, au sommet arrondi, un bois lisse encastré dans la pierre, Eris saisit le flambeau sur le côté et imbiba la serrure de flammes. Elle se recula de trois pas, distance de sécurité, et la serrure explosa, un liquide bleuté s'écoulant du trou. Eris passa sa petite main dans le trou de la serrure et ouvrit la porte de l'intérieur. Tout un stratagème pour protéger une pièce d'un intrus malhonnête.
Et tout ça pour quoi ? A l'intérieur de la pièce des costumes, des accessoires, et posé sur un petit bureau en bois : un vieux livre. Le coffre dont il était issu gisait dans un coin de la pièce, à côté d'un grand lit abîmé par le temps.
Pour devenir une personne différente, il fallait déjà avoir son allure. L'ombre pouvait devenir qui elle voulait, si elle y parvenait, et arrivait aussi à éviter les fourberies de la Régente, la meilleure au jeu des visages.